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Esprit ! Jouons un peu sur ce dernier mot. Il signifie souffle, inspiration; on trouve ce mot dans des expressions telles que perdre les esprits, avoir l’esprit ailleurs. Mais esprit s’articule aussi avec substance incorporelle et immatérielle, avec âme, avec les esprits qui nous hantent ou nous protègent, avec les esprits divins, les anges, et cætera. Comment se retrouver face à autant d’acceptions ? Quelques-unes de ces dernières se réfèrent à notre esprit ; d’autres font appel à des êtres sans substance matérielle. Nous, nous sommes guidés par le sens étymologique, celui de souffle, de vent. Notre vie est rythmée par notre souffle : nous inspirons et expirons toutes les quelques secondes, jour et nuit jusqu’à notre dernier souffle. Mais pourquoi ce double sens du mot expirer qui signifie à la fois expulser l’air de nos poumons et mourir, double sens que nous retrouvons aussi dans le mot exhaler ? Je pense que mon écrivain, qui a beaucoup étudié l’odorat, ne s’est pas suffisamment penché sur la respiration. Je vais essayer de l’inspirer, étant donné que je suis un spécialiste de la respiration et que le ronronnement est une des particularités de nous les chats. On dit de nous que nous ronronnons quand nous sommes contents et que la fréquence très particulière de ce son est bénéfique pour nos compagnons humains. Nous ronronnons souvent au repos. Je produis ce son à basse fréquence à travers mon larynx à la fois en inspirant et en expirant, une sorte de basse continue qui nous place peut-être au meilleur endroit pour saisir le passage entre veille et sommeil. Il s’agit pour nous d’une sorte de méditation. Mon écrivain a pensé que cela pourrait être comparé à la syllabe om, utilisée comme préfixé ou suffixe dans les mantras - syllabe ou phrase sacrée dotée d'un pouvoir spirituel.  D’un point de vue hindouiste cette syllabe représente le son originel, primordial, à partir duquel l’univers se serait structuré, une sorte de vibration vitale. Quoi qu’il en soit, le ronronnement pourrait exprimer une sorte de transition, le passage à une autre conscience. Le double sens du mot expirer, chasser l’air et mourir, pourrait trouver ici une nouvelle articulation. Peut-être que quand nous expirons nous sortons de nous-mêmes, nous mourons un peu dans notre individualité et que quand nous inspirons nous nous retrouvons nous-mêmes, peut-être un peu modifiés. Le chemin que nous avons suivi pour le mot expirer nous pouvons tenter de le suivre pour le mot inspirer, dans son triple sens de faire entrer de l’air dans nos poumons, susciter une pensée ou un sentiment, ou être éclairé par une action surnaturelle. Si dans le mot expirer il y a l’idée de la mort, dans le mot inspirer il y a celle de la vie.  Si dans le mouvement d’expiration penser qu’on puisse sortir de soi est relativement facile à penser, les choses se compliquent lorsqu’il s’agit d’inspiration. En ce qui concerne l’inspiration réciproque que mon écrivain et moi-même nous entretenons dans notre faire un cela est encore pensable. Par contre, penser à un monde qui nous dépasse et qui nous inspire, cela devient complexe. Il y a le monde que vous avez découvert avec vos techniques et vos outils scientifiques et il y a le monde issu des inspirations scientifiques, littéraires, poétiques, artistiques. Ici, j’aimerais intervenir pour faire une remarque : j’aimerais dire à mon écrivain que ce qu’il écrit me parait parfois trop compliqué. Nous ne faisons pas toujours un et nous avons parfois des différents. Celui-ci en est un. Je pense qu’il va trop loin avec sa pensée, pris qu’il est lui aussi dans sa propre manière de réfléchir.  Avec ses propos il a tenté de parcourir les questions que les philosophes se sont posés depuis la nuit des temps. Je vais essayer, moi, d’être plus simple et de penser de manière plus libre. Prenons l’exemple de ce qu’on appelle la découverte de l’Amérique. Les conquérants ont découvert ce qui existait déjà et en plus ils ont détruit habitat, mœurs et coutumes des habitants, sans mentionner la destruction des populations par les maladies infectieuses importées dans le nouveau monde. Si découvrir c’est cela, bonjour la destruction. Nous pourrions penser que le risque que nous courons est celui de détruire le monde dans le but de le comprendre. La nature, celle qui nous ferait signe est celle-là même que nous risquons de détruire. Prenons un autre exemple qui concerne mes amis les animaux. Je passerai rapidement sur la vivisection, mais je vais vous en donner la définition : vivisection est une dissection – une autopsie -  opérée sur un animal vivant, à titre d'expérience scientifique, en particulier dans le but d'établir ou de démontrer certains faits en physiologie ou en pathologie. J’ouvre ici une parenthèse pour questionner la conquête de la médecine sur le corps des animaux, espérons que ça ne se termine pas comme avec la découverte et la conquête de l’Amérique. Je reviens à mes amis les animaux. Beaucoup d’étude effectués sur eux consistent en gros à vérifier ce qu’ils savent faire comme les humains : on leur apprend à parler avec l’aide de signes, ou en choisissant des images. Ici j’exagère parce que je sais qu’on a découvert des capacités étonnantes chez les pieuvres. Bien sûr mes critiques ne s’adressent pas à ce qui savent écouter les animaux. Je fais ici une autre parenthèse pour dire à quel point je suis étonnée de voir comment parfois on veut éduquer les enfants autistes en tentant de les ramener à la manière de penser des normaux – des nombreux comme disait Héraclite - plutôt que de s’intéresser à leur monde, et ceci vient parfois plus des parents que des éducateurs. Evidemment en tant que chat je n’ai pas souvent l’occasion de m’exprimer, mais là je me sens fatiguée d’argumenter. Pour moi aussi il est difficile de sortir de mes habitudes d’être, de ma méditation quotidienne, de mon faire un avec les choses sans les décrire, de mon côté insouciant et la tête dans les nuages. Mon écrivain m’a raconté qu’une femme-médicine apache – une gardienne du savoir amérindien - lui avait conseillé dans les moments de trop grand stress de regarder la terre puis le ciel et de dire le ciel est bleu et l’herbe est verte. Cette phrase résume assez bien mon monde, quand j’ai les pattes sur terre et la tête dans les nuages ou quand mes pattes mesurent le monde réel, alors que ma tête voyage dans un autre monde.

Mon écrivain a rêvé cette nuit qu’il était sur un marché avec un collègue. Ils étaient devant un objet insolite : une sorte d’armoire basse ouverte. Quelqu’un essayait de juxtaposer de courtes lames en bois pour tenter de couvrir en partie le front ouvert du meuble qui n’avait pas de vantaux. Le collègue parlait des odeurs des marchés et mon ami lui racontait que les marchés afghans avaient une…, dans le rêve il n’y avait pas de mots pour désigner ce une, il y avait seulement une idée sans forme et en s’efforçant de trouver un mot, il aurait pu dire une atmosphère. Bien sûr que ce rêve se réfère à ce que nous cherchons de mettre en mot par cette écriture, mais essayons de voir le chemin qu’il semble nous montrer. Le manque de mot nous montre peut-être la difficulté du rêve à traduire en images ce que avons appelé le monde du sommeil, notre monde sans formes. Le front ouvert du meuble et la tentative du rêveur de poser quelques lamelles de bois pour colmater sa béance nous dirigeraient vers l’idée que quoiqu’un fasse ou quoiqu’on pense nous n’arriverons jamais à comprendre les signes de la nature. Nous sommes obligés de combler ce manque à connaître par les petits bouts de bois que nous fournit notre capacité à penser ou à imaginer. Parfois, cependant, en jouant avec les mots, un point peut apparaître à l’horizon. Vous allez me dire que c’est un peu tiré par les poils, pardon… par les cheveux. Prenons le mot atmosphère qui s’est présenté au rêveur et demandons-lui d’associer librement sur ce mot. En grec atmos signifie vapeur et atmosphère se traduit par vapeur de la sphère. Atmosphère c’est aussi l’unité de mesure pour mesurer la pression de la vapeur et, évidemment, l’enveloppe gazeuse qui entoure notre planète. Toutes ses associations vont dans notre sens, évidemment c’est nous qui les fabriquons : une sphère de vapeur que nous mettons sous pression pour en saisir le sens. Mon écrivain a peut-être raison mais notre contrat implicite stipule que la raison se trompe et nous trompe souvent. Je dirais que mon écrivain a inventé ce mot pour parfaire sa démonstration. Revenons aux choses simples. Pour lui il est peut-être important de se convaincre de l’existence de ce monde sans formes. Pour moi, cela va de soi, j’y suis dedans et si j’accepte le dialogue c’est pour défendre l’idée que nous les chats nous pouvons apprendre à l’homme un tas de choses si ce dernier cesse de se considérer comme étant le conquistador de l’univers et qu’il abandonne l’idée qu’il existe une seule façon de penser le monde. D’ailleurs, le monde existait bien avant notre arrivée sur terre quand nous n’étions pas encore là pour en parler. Pendant que mon ami rêvait de marchés afghans, moi je rêvais aussi. J’ai rêvé que je volais comme mes amis les oiseaux, je flottais dans les airs, même si je n’avais pas d’ailes et j’avais peur parce que rien n’était visible autour de moi. Je miaulais mais le son de ma voix ne trouvait pas d’écho, je remuais ma queue mais c’était comme si elle ne rencontrait plus de résistance. Je me suis réveillée et c’est avec un sentiment de soulagement que je me suis trouvé couchée sur les genoux de mon écrivain. Il m’a raconté que pendant mon sommeil je produisais de petits sanglots et que ma queue était secouée par de petits soubresauts. Je ne me lancerais pas dans l’analyse de ce moment et je laisse à mon écrivain et au lecteur le soin de ressentir ce que j’ai vécu dans ce moment de sommeil.

UN ENFANT SOUFFLÉ DANS LES AIRS

 

Un enfant présentait des crises d'asthme qui avaient parfois nécessité un mois d'hospitalisation: je l'ai suivi plusieurs années, quatre fois par semaine en psychanalyse. Quand j'allais le chercher dans le hall d'entrée où il m'attendait, il était couché sur le sol: j'avais l'impression qu'il était lesté d'un poids énorme et que la force lui manquerait pour se hisser à la position verticale. Arrivé dans la salle de thérapie, il sortait les plots en bois de sa boîte de jeu: au début du traitement, il avait gravé sur chaque plot un petit dessin qui permettait de le distinguer parmi les autres, attitude bien différenciée qui contrastait avec l'utilisation qu'il faisait de ces cubes et parallélépipèdes : il les choquait les uns contre les autres dans une lutte sans fin, entrechoquement de différentes parties de lui, construction impossible d'une personne unique, bombardement qui re­produisait peut-être la guerre qu'avait subi son pays d'origine, rage désordonnée contre une mère qui l'avait quitté juste après sa nais­sance. Parfois en plein milieu de séance, lorsque la lutte battait son plein, il émanait une odeur très forte, mélange d'odeurs corporelles et de gaz intestinaux qui emplissaient l'espace de la séance et qui me faisaient vivre subjectivement la qualité de son étouffement asth­matique. Ces vents faisaient basculer le climat visuel et auditif vers une dimension olfactive, impalpable, qui voilait les points de repères habituels: j'étais transporté dans un monde mouvant, aérien, sidéral; ou encore je me sentais attaqué par un ennemi in­visible.  Pour lui, cette odeur unique, tentative de sentir mauvais, de se sentir mauvais, était peut-être une façon de construire une pre­mière frontière, d'établir un clivage dans le chaos et la confusion de son monde interne. La bombe odorante une fois lancée, il pouvait alors parfois dessiner, à grande vitesse, des personnages filiformes perdus dans l'espace, suspendus dans le vide, égarés dans une mer agitée, s'entrecoupant les uns les autres, personnages en pointillé qui risquaient de se défaire à tout moment. Les vents permettaient peut-être d'établir un sens, de passer de l'agitation chaotique à l'expres­sion de l'imaginaire, de tracer un premier essai pour séparer dedans et dehors. Les crises d'asthme diminuaient au fur et à mesure que le traitement avançait mais revenaient en force lors des séparations des vacances, peut-être quand je n'étais plus là pour partager l'étouffe­ment provoqué par la poussée des mauvaises émanations de lui-même: une rage étouffante, étranglante. Ses dessins évoluèrent: il es­quissait des bonshommes pris dans des tourbillons, des bonshommes perdus dans un espace sans limites, reliés par des cordons multiples; tous ses personnages dessinés semblaient être soufflés par des vents, des tempêtes; ils étaient ballottés sans jamais pouvoir se poser, ou encore ils s'envolaient à l'intérieur de bulles, navettes spatiales fragiles qui ne le protégeaient pas des cataclysmes: il dessinait des cy­clones, un œil au milieu. Puis apparurent des formes plus humaines, plus remplies, avec les traits du visage, puis des maisons. Le dessin se transforma ensuite en un terrain de football où chacun de nous avait une équipe qui portait son propre nom. La guerre des étoiles était devenue une bataille entre deux armées: il venait aux séances avec un pistolet: il me tenait en joue et renonçait ainsi à diffuser des odeurs malodorantes. L'agressivité pouvait être  intégrée peu à peu dans son psychisme, elle avait pris une forme plus vécue et moins diffuse. Vers la fin de son traitement, interrompu brusquement par des contingences extérieures à la thérapie, il me racontera un gag: « tu sais pourquoi les Belges préfèrent nager sous l'eau? Parce qu'au fond, ils ne sont pas méchants ».

 

Cet exemple nous paraît intéressant parce que ce patient a vécu un traumatisme précoce autour de sa naissance et peut-être dans la période qui l’a précédée. En effet, sa mère qui a fermé les yeux pour ne pas le voir dès qu’il est sorti de son ventre a probablement eu une attitude de déni lorsqu’elle était enceinte de lui. Chez cet enfant la venue au monde « aérien » l’a confronté à un cataclysme, puisque tous les repères de son monde ont volé en éclats. Le passage  du monde aquatique dans lequel il a séjournée à l’intérieur de la mère au monde respiratoire qui l’a confronté à une perte totale des repères maternels l’a empêché de respirer normalement comme s’il était resté attaché à sa vie prénatale. De plus, les odeurs qu’il dégage pendant les séances nous pourrions les « voir » comme une tentative de reproduire un premier espace sensoriel clos et étouffant, un espace auto-sensoriel fermé au monde extérieur, un espace de solitude autistique dans lequel il s’alimente avec ses propres productions odorantes. Ceci ouvre notre réflexion vers le premier espace intra-utérin fait d’odeurs et d’inconfort sur lequel devra se construire l’appareil psychique proprement dit. L’entrechoquement des plots en séance nous indique peut-être quelques éléments complémentaires. La mère porte le bébé dans son ventre, le contient, lui parle et est en relation avec lui ou avec elle. Cette dimension prénatale a certainement manqué à mon patient qui a « vécu » dans une « solitude «  totale, faite de heurts, de chocs physiques, comme s’il se heurtait aux parois intra-utérine d’une mère absente. La naissance l’a propulsé dans un monde sans limites et son psychisme s’est développé sans une base sensorielle stable, en le projetant dans un monde chaotique où tout est soufflé par des vents violents. Si nous imaginons une pyramide pour rendre compte de la sensorialité d’un individu, pyramide qui constitue la base de notre psychisme, la sienne n’était que du vent. Ceci nous conforte dans l’idée que la sensorialité constitue le socle de notre vie psychique, nous y reviendront.

Lorsque je revois ce patient quinze ans après, j’apprends qu’il a été hospitalisé à plusieurs reprises en psychiatrie, qu’il a des angoisses sans nom et que lorsque l’angoisse devient trop forte, il se calme en se couchant à côté de son téléviseur allumé pour éviter que les ondes radio puissent l’atteindre. Il est assisté, ne travaille pas, tout ce qu’il a entrepris scolairement et professionnellement a échoué et il se considère comme un handicapé. Sa mère est réapparue après douze ans d’absence. Il la déteste, l’insulte et souhaite qu’elle meure. Le début de sa psychothérapie, depuis que nous avons décidé de reprendre nos séances, a été marquée par des difficultés à retrouver le lieu, il me téléphonait pour me dire qu’il s’était trompé de bus ou qu’il était descendu à un autre arrêt, et à se rappeler de l’heure de la séance, en venant une demie heure en retard ou même après le temps de la séance. La psychothérapie a consisté au départ à « régler » petit à petit l’espace-temps de la séance. Puis, lorsqu’il a pris le rythme de la succession des séances, il a pu aborder avec une grande lucidité le grave problème relationnel qui le lie à sa mère, qu’il a tellement attendue. La seule présence de cette dernière le « met en crise » et il devient alors violent, casse des objets et crie sur tout le monde avec une rage incontrôlable.

Pour l’instant nous ne pouvons que constater les dégâts de ce départ dramatique dans l’existence. De toute évidence, sa sensorialité a présenté des dommages irréversibles. Les premiers accordages sensoriels manquent, les répertoires auditifs ont une valeur persécutoire, il s’accroche aux répertoires visuels comme lorsqu’il était bébé quand il investissait la perception du monde réel en l’absence de sa mère. Toute poussée vers l’avenir semble être bloquée. Pourtant quelque chose de sa personne semble être préservé puisqu’il peut ressentir ses émotions et sait naviguer avec justesse et intuition dans la représentation de l’image qu’il a de son fonctionnement psychique. Seules les « crises » interrompent la stabilité de cette image et il est alors doublement envahi : par les persécutions sensorielles qui le tenaillent et par le déversement pulsionnel qui le « décolle de lui-même ». La route est encore longue et ses capacités évolutives sont incertaines...

ENTRE DIVAN ET NEURONE

 

La position couchée du patient, coupé sensoriellement de ce qui l’entoure, privé en partie de la présence de son interlocuteur, mais privé aussi du regard de l’analyste, place le sujet dans un silence perceptif qui l’oblige, en associant librement sur ce qui se présente à son esprit, à « tracer » son discours de manière originale et nouvelle. Le début d’une psychanalyse place l’analysant dans une sorte de virginité de pensée et induit un premier tissage associatif, qui va certainement s’enrichir tout le long du travail analytique, mais qui pourrait être comparé, au commencement, à un système neuronal qui se forme en multipliant ses connexions. Il ne s’agit pas seulement ici d’une métaphore ou d’une comparaison, mais d’un véritable « traçage » qui se fait évidemment sur le plan de l’émotion et de la pensée, mais aussi à un niveau purement neuronal, l’association libre formant de véritables changements dans l’économie neuronale du patient.

Dans cette perspective, nous pourrions envisager le tissage associatif de la manière suivante : d’une part, il nous indiquerait l’existence de cartes neuronales que la circuiterie nerveuse aurait déjà frayée, tracée par les excitations précédentes, par les expériences du sujet, par son fonctionnement, cartes neuronales qui se révèlent à travers le discours du patient ; d'autre part, l’association libre, par son activité de recherche, mais aussi grâce au travail « contre-associatif » de l’analyste et à ses interprétations, marque de nouveaux frayages, de nouveaux traçages qui modifient ces cartes neuronales en ouvrant la possibilité à des expériences  nouvelles, à un fonctionnement qui se découvre en expérimentant. L’analyse de l’association libre du patient en tant que telle nous indique de manière continue non seulement l’état des lieux de son fonctionnement pendant la séance, mais elle permet également de suivre « cliniquement » comment se fait le traçage de nouvelles connexions.

Suivant le type de patient ou le moment de la séance, les associations se font comme dans l’écriture automatique des surréalistes, comme une construction spontanée qui se crée en se faisant ; dans ce cas le patient laisse libre cours à l’écoute de l’analyste qui peut suivre en contrepoint son discours en contre-associant et en interprétant librement ses propos.

Les associations, cependant, peuvent se faire de manière opposée à la première, le sujet procédant à une sorte de démonstration en dirigeant le sens de ses propos et en formulant des explications qui bloquent les contre-associations de l’analyste et qui l’obligent à une écoute silencieuse, de spectateur, qui rend laborieux tout travail d’interprétation.

Ou encore, les associations du patient sont de l’ordre de la plainte, ce dernier manœuvrant son discours sur le mode d’un sens qu’il doit recevoir, ce qui amène l’analyste à compatir de manière silencieuse, à suivre la plainte jusqu’à ses racines.

Le travail associatif peut se référer uniquement à l’ici et maintenant de la séance, le patient donnant ses impressions de manière directe et actuelle, en provoquant et en désamorçant tout à la fois un possible travail transférentiel.

Le discours associatif peut se perdre dans des descriptions factuelles sans fin, en gelant les capacités contre-associatives de l’analyste ou être forgé par la séduction et tendre à inverser la relation patient-analyste.

Le patient peut rester silencieux et s’identifier au silence de l’analyste ou se murer derrière silence et mutisme en amenant l’analyste à construire patiemment une greffe de sens à travers  son imaginaire et sa capacité symbolique.

Le discours du patient peut être directement agressif à l’égard de l’analyste et demander à celui-ci un travail contretransférentiel de contention.

Le patient peut aussi refaire le récit de sa propre histoire sans cesse en fermant toute possibilité d’ouverture vers d’autres points de vue, ou faire part de ses angoisses et de ses traumatismes en demandant d’être soigné.

Nous pourrions poursuivre notre liste jusqu’à l’infini ! Cependant ce qui nous paraît important, hormis le fait que ces modes d’associations peuvent se retrouvent chez le même sujet, voire dans la même séance, c’est de réfléchir à leurs implications plus théoriques.

Nous pourrions considérer ces modes associatifs, à l’exception du premier, comme autant de résistances vis-à-vis d’une circuiterie libre, comme autant de nœuds dans le tissu associatif.

Si nous reprenons maintenant les modes associatifs décrits précédemment, nous pouvons les relier à autant de modes de transfert, puisque l’association libre constitue certainement le véhicule principal du transfert qui se déploie non seulement par une somme de motions tendres, bien des fois mêlées à de l’hostilité, qui n’est fondée sur aucune relation réelle[1], mais aussi à travers le discours associatif du patient. Dans ce même sens,  les symptômes, qui sont les précipités d’expériences vécues amoureuses antérieures ne peuvent eux aussi être dissous et amenés à passer dans d’autres produits psychiques qu’à la température plus élevée de l’expérience vécue de transfert. Le médecin joue dans cette réaction le rôle d’un ferment catalytique qui attire à lui pour un temps les affects devenus libres dans ce processus.[2]

Ce qui nous paraît intéressant dans la formulation de Freud est l’idée d’affects libres qui « emprunteraient » le chemin du transfert. Dans notre conception, les « affects libres » pourraient être l’équivalent d’un traçage neuronale libre, alors que toute résistance au transfert mettrait en lumière une « résistance » dans cette circuiterie neuronale en indiquant la « présence » d’un nœud qui pourrait être compris à la fois comme la persistance d’une ancienne circuiterie et comme l’ouverture vers de nouvelles connexions. Dans ce sens, la cure psychanalytique, par l’analyse du transfert, de ses résistances au transfert et par le transfert, travaillerait également sur la circuiterie neuronale en reprenant, en analysant et en modifiant ces carrefours neuronaux. La psychanalyse pourrait ainsi non seulement envisager le transfert comme un fragment de vie affective qu’il (le malade) ne peut plus rappeler dans son souvenir (et qu’il) revit dans ses relations avec le médecin[3], mais aussi comme un formidable moyen pour « travailler » les circuiteries neuronales qui sont restées inopérantes, ouvrant son champ aussi vers de nouvelles connexions et non seulement vers les souvenirs et le passé.

La séance psychanalytique, à travers le multiple tissage de la parole et des associations du patient, en empruntant son chemin transférentiel et le traçage contretransférentiel de l’analyste couvre des espaces multiples et des temps changeants qui se combinent pour former une constellation complexe, un lieu expérimental infini pour étudier le sujet aux prises avec les questions fondamentales de son existence. La séance d’analyse, en mettant sous tension, par sa position couchée, par l’association libre et par le transfert, le trajet historique, évolutif et traumatique du sujet, ouvre la voie à une cure qui remet en chantier son appareil psychique et ses multiples cartes neuronales.

 

[1] Freud, S. (1909) De la psychanalyse (Cinq leçons), in Ouvres complètes, VOL. X,  PUF, p.50.

[2] Idem, p. 51

[3] Freud, S. (1909) Cinq leçons sur la psychanalyse. Paris, Payot, 1953, p. 172.

UN EXEMPLE GROUPAL

 

Le premier récit d’un groupe d’enfants de cinq ans met en scène l’histoire une petite fille qui tombe par la fenêtre avec toutes ses Barbies et se fait avaler par un loup, puis les protagonistes sont projetés dans l'espace interplanétaire où des gros poissons attaquent: ciel et mer sont confondus et les cris n'ont plus d'écho. Un monstre apparaît et tout le monde se réfugie dans son ventre. Les enfants tournent comme des planètes sans gravité, se collent les uns aux autres, se choquent, se rejettent, dans un mouvement centrifuge qui les projette dans l’infini malgré leur tentative de faire masse pour s’encrer dans l’espace.

La séance  suivante est dominée par un climat révolutionnaire: ils contestent les règles, ils réclament des jouets, ils crient, ils s'en prennent à moi, ils se plaignent qu'ils ne « peuvent rien faire »: ils déchirent par endroit le papier peint du mur, ils veulent jeter les chaises. Ils viennent s’aglutiner autour de moi, puis se dispersent à nouveau vers le mur. Apparaît une agitation interne, un mouvement d'ébullition qui aboutit à la recherche d'une croûte, d'une peau qui les contienne.

Dans le jeu de la séance suivante, arrive un bébé-fille qu'un docteur doit soigner. Peu après, le bébé commence à pleurer et je lui tends un biberon imaginaire qu'elle tette avec avidité. Elle se met à pleurer dès que je me détourne d'elle pour m'occuper d'un autre "bébé" qui a commencé aussi à geindre. Mais déjà un garçon s'est précipité sur lui pour le nourrir. Puis il faut langer les deux bébés, qui hurlent parce qu'il fait nuit: il s'ensuit une nouvelle tétée, mais cette fois les biberons ont été imaginés juste à l'endroit où le papier peint avait été déchiré. Par la suite les enfants deviennent aveugles, et une fille, en touchant la déchirure dans le mur, imagine une girafe, et un garçon imagine un lapin avec une petite et une grande oreille, comportement exploratoire des parois de leur contenant. Lors de la séance suivante, une fille invente une histoire où il est question d'un petit, d'un moyen et d'un grand bébé, d'une maman, d'un papa. Dans le jeu, les bébés sont effrayés par un crocodile qui se présente dans leur rêve: tout le monde essaye d'emprisonner le crocodile, de l'immobiliser, mais il continue à vouloir attaquer et mordre. Puis la scène se calme et les enfants demandent à leur père de leur raconter l'histoire du chaperon rouge tandis que la mère leur chante une berceuse. Lorsque les enfants ont quitté la salle, je remarque qu'un bout de papier peint a été arraché. L'image qui en résulte ressemble à un crocodile: l'élément menaçant du groupe a été représenté sur le mur.

Lors de la séance suivante, la scène imaginée a lieu à l'école et les enfants apprennent à dessiner : mais bientôt ils ne respirent plus et ils meurent. Puis une souris leur apporte des cadeaux pendant la nuit, les jeux se différencient et les garçons et les filles  ne parlent plus la même langue: les filles ont perdu leurs dents et les garçons ont perdu leur bras. Alors, il est question de protéger la maison, de "corriger" les murs.

A la séance suivante, une fille propose l'histoire d'une petite fille qui a été opérée du cœur: son cœur bat trop vite et il est rejeté par l'organisme, elle risque de mourir ; la scène change et trois souris se serrent les unes contre les autres pour n'occuper qu'une place, une panthère abat le mur mais elle perd sa queue qui est retrouvée derrière le mur.

Dans la séance qui suit, un garçon colle un autocollant entre les pattes du crocodile représenté sur le mur et attribue deux autocollants sur les oreilles du lapin qui est aussi représenté sur le mur, puis les garçons s'installent du côté du crocodile et les filles du côté du lapin ; les garçons se bagarrent tandis que les filles s'amusent dans des jeux plus tranquilles.

Dans la séance suivante, il est question d'amoureux, mais des problèmes de cœur apparaissent, « ça saigne de partout », et l'agitation est totale. Il est question de quelqu'un qui avait le cancer, puis un garçon parle de son grand-père qui avait le cancer. Plus tard ils découvrent un fil qui se détache du tapis de sol et ils s'accroupissent tous autour de ce fil pour l'arracher ; ils se groupent dans l'intention de défaire le tapis comme des archéologues à l'affût des reliques du passé.

Au cours des deux séances suivantes  j’assiste à un éclatement  total, à un cataclysme ; les enfants comme des planètes vont dans tous les sens, toute force d'attraction a momentanément disparue, le groupe est dans un état d'apesanteur :   les enfants parlent d'une femme qu'ils imaginent occuper tout l'espace de la pièce, une femme avec un énorme ventre et des énormes seins. Cette représentation  amène de nouveau le calme dans le groupe et des histoires peuvent être de nouveau inventées qui mettent en jeu les garçons d'un côté et les filles de l'autre, chaque enfant se bagarrant et défendant sa place dans son propre groupe d'appartenance.

La séance suivante, une fille invente l'histoire d'un petit brontosaure qui a perdu ses parents, la mère a été mangée par un loup et le père est mort en se battant avec deux tyrannosaures. Puis on découvre que le petit a menti et que ses parents sont bien vivants. Une fille et un garçon jouent les parents qui cherchent leurs bébés: chacun découvre un oeuf dans la forêt, un rouge pour la mère et un bleu pour le père. Chaque parent  imagine un feu situé à l'endroit du papier peint manquant et chacun réchauffe son oeuf en regardant en transparence ce qui se passe: les futurs bébés grattent la coquille de l'intérieur pour sortir, ils naissent, chaque parent s'occupe  de son bébé, les parents se réunissent et  préparent le petit déjeuner pour toute la famille.

 

Sur un plan strictement psychologique cet exemple montre la particularité du travail de l'imaginaire en groupe, qui met en forme, à travers la dialectique entre individu et groupe, l'élaboration de différentes configurations psychiques: la relation entre la pulsionnalité de l'enfant et sa capacité à la contenir, la différenciation individuelle et sexuelle face à l'anonymat du groupe et la confusion entre sexes, l'intégration des différentes parties de soi-même en ce qui concerne surtout les aspects bons et mauvais, aimants et agressifs, anxieux et tranquilles.

Si nous analysons maintenant ce fragment groupal à la lumière de la temporalité définie plus haut, nous pouvons constater quelques éléments qui intéressent notre propos. Il y a un thème qui se répète sans cesse, c’est celui du contenant: le ventre du loup qui a avalé la petite fille, le ventre du monstre qui recueille les enfants, le loup du chaperon rouge, l’énorme ventre de la femme, les oeufs bleus et rouges retrouvés dans la forêt. Ce thème récurrent met en évidence un contenant à la fois recueillant, apaisant ou créatif. A contrario, il y a les thèmes qui mettent en jeu des menaces venant de toute part: les poissons attaquent dans l’espace interplanétaire, le crocodile attaque et mord les bébés, les enfants cessent de respirer et meurent, le cœur de la petite fille est rejeté par l’organisme, le cœur saigne, le cancer. Ces thèmes, à l’opposé des thèmes précédents, mettent en jeu les dangers qui menacent le contenant. On pourrait penser que d’un côté le groupe cherche à construire une enveloppe, un corps qui donnerait un sentiment d’unité au groupe et que de l’autre côté, cette construction doit se mettre à l’œuvre sans cesse, du début à la fin, un peu comme le métier de Pénélope qui construit et défait sans répit. Il y a ensuite les mouvements et déplacements des enfants dans l’espace, qui donnent l’impression d’une respiration entre une force de gravité qui les maintient collés et un éclatement dans l’espace sans gravité. Les enfants se blottissent les uns contre les autres au centre de la pièce, s’attaquent aux murs, veulent la vider des seuls meubles présents, les chaises. Ici nous ne sommes plus en présence d’un thème représenté dans le jeu, mais bel et bien de mouvements physiques dans un espace qui est réel et non pas représenté. 

Il y a les thèmes qui sont une tentative pour comprendre l’histoire du groupe, pourquoi ils sont là, ce sont les thèmes de soins, l’allaitement, l’histoire racontée, la berceuse, la souris qui apporte les cadeaux, l’opération du cœur, le fil qui se détache du sol et qui donne lieu à un comportement de recherche. C’est ici que nous retrouvons le deuxième temps du groupe ou de notre appareil psycho-physique, un temps qui propose un sens nouveau, qui structure davantage le premier temps de la répétition.

Nous arrivons enfin au troisième temps, le temps qui procède, qui s’aventure vers des zones nouvelles, originales, créatives. Pour en rendre compte de manière explicite, j’ai demandé aux enfants lorsque le travail du groupe touchait à sa fin, deux ans après son début, d’inventer avec moi son histoire que voici:

"Un groupe d'enfants se retrouve catapulté dans un monde inconnu. Sidérés par l'étrangeté de ce nouveau paysage, ils sont rapidement submergés par de nouvelles sensations: d'abord menaçantes et sans formes précises, elles constituent une sorte de palpitation qui dégage chaleur, mouvements, qui comprime, étouffe. Effrayés, les enfants se débattent pour échapper à l'emprise du phénomène, ils crient, s'affolent, ils frappent contre les parois de ce contenant qui veut les englober. Dans leur panique désordonnée, en creusant, grattant et griffant, ils finissent par découvrir deux convexités blanches, deux sources d'énergie qui vont apaiser leur angoisse chaotique..... Puis le groupe s'organise, quelques idées font surface et la lutte commence pour repousser l'envahisseur: les batailles ont lieu essentiellement aux frontières du pays et par leur acharnement contre la menace extérieure, les participants réussissent peu à peu à bâtir des murs de protection. Cependant la menace de nouvelles attaques extérieures est toujours présente et quelqu'un a l'idée de sculpter dans les murs de la nouvelle cité deux images protectrices: un lapin leur permettra la tranquillité et le confort et un crocodile  qui leur donnera force et consistance. La vie à l'intérieur de la ville peut enfin commencer, mais son organisation ne va pas sans conflits: conflits de pouvoir, de rivalité, de différence, et à chaque conflit interne l'équilibre du pays est menacé et à chaque fois un concours est organisé pour que de nouvelles représentations prennent formes sur les murs de la cité: le crocodile sera affublé d'un sexe masculin, le lapin sera féminin et aura des seins. Au même moment, les tâches se différencient, les hommes s'entraînent à la lutte, les femmes amènent la gaîté et les loisirs. Mais cette nouvelle différenciation ne va pas sans troubles, .... puis des poèmes d'amour font leur apparition sur les enceintes de la ville et la vie semble se dérouler avec plaisir, .... puis un jour il y eu un tremblement qui secoua le sol pendant un jour et une nuit, cette cité construite avec autant de courage et d'intelligence risquait de glisser dans les viscères de la terre. Lorsque la terre cessa de trembler, on put voir à travers des profondes fissures du sol qu'une ancienne cité reposait dans les profondeurs et il fut décidé d'en étudier les mœurs et les coutumes.   On découvrit qu'une  déesse débordante de fécondité  avait donné naissance à ce peuple et que par la suite une lutte titanique s'était engagée entre deux  tyrans qui s'anéantirent mutuellement. Puis un jour on découvrit un homme et une femme qui avaient été rejetés sur le rivage, le peuple l'interpréta comme un signe du destin  et ils furent sacrés roi et reine: le roi institua la loi dans ce pays et la reine en protégea les frontières et une nouvelle cité  put ainsi naître et se développer. "

La passion de sentir

 

Si quelqu'un mettait sous notre nez le parfum de la femme que nous avons aimée, son souvenir foudroyant apparaîtrait comme par enchantement avec sa suite d'émotions, d'attractions, de sentiments vi­vaces; nous sentirions instantanément les effluves de ses cheveux, le goût de ses baisers, les émanations de son ventre; l'odeur de l'amour est restée imprimée dans notre mémoire, tatouage indélébile qui prend forme dans les moments de mélancolie, génie parfumé qui sort du flacon dès que nous le caressons, particules vivantes qui fluctuent dans les airs sans se soucier du temps qui passe. Amour et odeur se combinent comme si un philtre les avait  liés l'un à l'autre; le par­fum condense leur union, comme une pierre précieuse qui retient la lumière; par l'odeur, le souvenir réapparaît comme s'il était réalité: illusion parfumée, mirage olfactif, hallucination.

 

Respirez profondément! Vous aurez l'impression de mettre le monde à l'intérieur de vous même, d'inhaler un paysage, d'aspirer la personne que vous aimez. Imaginez qu'à chaque inspiration soit liée une odeur particulière, un parfum, un objet convoité, une pensée, une chose à apprendre: ce serait fantastique. Et pourtant  il y eu, au début de notre civilisation, une période au cours de laquelle, probablement, l'acuité olfactive fut tout aussi importante que celle de la vue aujourd'hui. 

 

Cette grande capacité olfactive, nous la trouvons chez certains animaux, elle est présente chez les bébés, qui peuvent "voir" le sein ol­factivement et chez les grands séducteurs, qui ont toujours été passionnés par les effluves odorantes: Casanova adorait les odeurs féminines, Don Giovanni jugeait les femmes à leur odeur:

 

Don Giovanni. Zitto: mi pare sentir odor di femmina.

Leporello. Cospetto! Che odorato perfetto.

Don Giovanni. All'aria mi par bella.

Leporello. E che occhio, dico! 1

 

Pour lui, la femme apparaît d'abord olfactivement, puis visuellement, peut-être parce que la possession de la femme est vécue pleinement à travers l'odorat, sens animal qui permet de maîtriser l'intimité féminine de manière directe en aspirant ses émanations. On pourrait tenter ici une analogie: la lutte entre Don Giovanni et l'uom di sasso2  mettrait en opposition la sensorialité aiguë de Don Giovanni et la sensorialité pétrifiée du commandeur. Don Giovanni vit dans le présent, sans réfléchir, toujours en action, en une conquête sans fin, pour éviter de devenir de pierre, de perdre les sens qui le lient au monde externe et aux plaisirs. Elvira, par contre, condamne les sens:

 

Elvira. Restati, barbaro! nel lezzo immondo, esempio orribile d'iniquità.

Don Giovanni. Vivan le femmine! Viva il buon vino! Sostegno e gloria d'umanità! 3

 

Passion sensorielle contre passion amoureuse? Sensorialité contre spiritualité? Don Giovanni cherche les stimulations sensorielles à tout prix, il ne veut perdre aucun de ses sens, il est passionné par l'odeur, il respire le plaisir qui le lie à la vie. A l'opposé, la statue du commandeur abandonne les sens en même temps que la vie terrestre. De son côté, Elvira, dans une tentative de reconciliation entre spirituel et sensoriel, défend les sentiments mais elle vit  dans le souvenir, en s'enfermant dans une passion passée.

 

Au dix-huitième siècle, Condillac4 imagine une statue qui existe suivant ce qu'elle sent olfactivement: elle sera odeur de rose, de violette, de jasmin lorsqu'elle se trouvera en présence de ces parfums: l'image que la statue a d'elle-même coïncidera avec le parfum perçu. Elle pourra jouir et souffrir: elle vivra la jouissance lorsqu'elle sera en­tièrement occupée à sentir une odeur agréable, la souffrance lorsqu'elle sentira une odeur désagréable.

 

Si nous n'avions à notre disposition que l'odorat et non pas les autres sens, nous serions peut-être comme la statue. Notre existence serait déterminée par la présence des bonnes et des mauvaises odeurs et le monde nous ne le connaîtrions qu'olfactivement. En profondeur, quelque chose est peut-être resté en nous, qui nous fait vivre à travers l'odorat: le parfum stimulerait notre statue interne, il la ferait exister, il la pousserait à s'intéresser au monde extérieur, la ferait vibrer par les sensations odorantes et permettrait le passage du monde de pierre à celui des vivants. Si nous perdons le sens de l'odorat notre statue ne sera plus qu'un souvenir d'odeur, toujours plus faible, qui s'éteindra petit à petit pour tomber dans l'inanimé. La passion des odeurs nous empêche peut-être de devenir de pierre, de nous transformer en statue, objet immobile privé de sensations et de sens.

 

De la première à la dernière respiration, l'odorat nous accompagne, sans interruption, le long de notre vie, en mettant à notre disposition une importante variété d'odeurs, une base de données qu'aucun computer n'a encore réussi à mémoriser. Toutes les odeurs de notre enfance ont été codifiées et notre odeur a subi de fréquentes modifications en passant de l'allaitement aux odeurs de l'enfant qui construit ses premiers chateaux de sable; des odeurs des premières anxiétés de l'école aux excitations de la puberté; de l'adolescence rebelle à l'âge mûr; de l'anxiété de ne plus plaire à l'an­goisse de la mort.

L'odorat est notre guide, qui nous signale si une odeur est bonne ou mauvaise, qui organise notre orientation en nous montrant  ce qui nous attire et ce qui est repoussant, qui détermine la direction de notre intérêt, de notre plaisir, de notre choix; il conditionne nos sens en nous dirigeant vers la vitalité ou en nous enfermant dans un monde déprimé.

 

La Belle au bois dormant a été peut-être réveillée par l'odeur du prince, Blanche-Neige n'a pas su sentir la mauvaise odeur de la pomme, le loup n'a pas retrouvé le septième chevreau, Hans et Gretel ont été attirés par le parfum du pain d'épice, la Jeune Fille à la Boule d'Or n'a pas été incommodée par l'odeur du crapeau et Peau d'Ane a pu résister à la séduction du père en exhalant une mauvaise odeur.

 

 

1 Don Giovanni. Tais-toi: je sens odeur de femme.

    Leporello. Parbleu! Quel odorat parfait.

    Don Giovanni. Elle m'a l'air jolie.

    Leporello. Et quel oeil vous dis-je!

 

Mozart W. A., Don Giovanni. Livret de Lorenzo da Ponte. Act I, Scène 2.

 

2 L'homme de pierre, le commandeur.

 

3 Elvira. Reste, barbare! dans les odeurs immondes, horrible exemple  

   d'iniquité.

   Don Giovanni. Vivent les femmes! Vive le bon vin! Soutien et gloire    d'humanité. (Act II, Scène 5)

 

 

4 de Condillac (1754): Traité des sensations. In: Oeuvres Philosophiques, Paris. PUF., 1947, p. 222.

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